Actes du Colloque
 
   
Préface de Jean-Michel Hennart
Marthe-Marie Rochet
Yamina Ghoul
1. Les jeunes et l’argent
2. Les jeunes et la publicité
3. Les jeunes et la santé
4. Les jeunes et les besoins vitaux
5. Les droits des jeunes consommateurs
Les ateliers de réflexions
1. Atelier les jeunes et l’argent
2. Atelier les jeunes et la publicité
3. Atelier les jeunes et la santé
4. Atelier les jeunes et les besoins vitaux
5. Atelier les droits des jeunes consommateurs
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      2. Les jeunes et la publicité
    Bernard Petre
    Research Director chez Taylor Nelson Sofres Dimarso, Institut de sondages et de recherche.
Professeur de techniques d’enquêtes à l’IHECS,
conférencier à la V.U.B.

Aujourd’hui, tout le monde est jeune, en particulier les plus de 50 ans. Vu le thème du colloque, mon exposé concernera seulement les "jeunes" de 3 à 30 ans. Trois ans c’est l’âge où l’on devient une cible des médias et donc de la pub (rappelez - vous les télétubies), 30 ans, c’est de plus en plus l’âge de l’installation définitive hors du foyer des parents, voire du premier enfant et donc l’âge où l’on passe à autre chose. Du strict point de vue biologique, la jeunesse n’a jamais duré aussi longtemps depuis que l’homme est homme.

Dans quel monde de référence les jeunes d’aujourd’hui vivent-ils ?

Rappelons d’abord quelques faits, et pour commencer, faisons la liste des événements et des référents qui sont à la base de nos grilles de lecture (à nous les plus de 40 ans) et que les jeunes de 3 à 25 ans n’ont pas connu.
Première constatation : comme le soulignait Michel Serres, les jeunes (au sens défini plus haut) n’ont pas connu la guerre sur notre territoire. Cela semble un peu stupide, un peu vieillot, mais c’est un élément tout à fait essentiel et tout à fait nouveau dans l’histoire de l’humanité qu’une génération ne connaisse pas la guerre si ce n’est au travers des jeux vidéos ou des médias.

Deuxième constatation, qui découle en partie de la première, mais pas entièrement : cette génération est extrêmement peu confrontée à la mort naturelle, puisque l’allongement de la durée de vie fait qu’un jeune qui a aujourd’hui 20 ans a beaucoup plus de chances d’être confronté à la mort via le décès d’un proche (dans un accident de voiture, une overdose, un problème accidentel) que par la confrontation avec la mort naturelle d’un de ses deux parents. Aujourd’hui, comme le disait récemment un sociologue : "celui qui parie sur son héritage fait vraiment une grossière erreur puisqu’on hérite aujourd’hui entre 60 et 70 ans. Celui qui compte sur l’héritage pour vivre une vie heureuse fait un mauvais calcul !"

Troisième constat : les jeunes d’aujourd’hui n’ont, pour la plupart d’entre eux, pas connu la douleur physique.
Même pour traiter une carie dentaire, on donne préalablement un sédatif (ceux qui ont connu d’autres pratiques comme votre serviteur ne se plaignent d’ailleurs pas de cette évolution).

Quatrième constat : non seulement, ils ne vivent pas à la campagne, plus que cela, leur lien avec le monde rural traditionnel a très souvent disparu. Dans une enquête en Allemagne, on a demandé aux enfants des banlieues la couleur des vaches. Grâce à une publicité Milka (où apparaît une vache mauve ou bleue -ça dépend de la qualité de votre téléviseur-) un grand nombre d’enfants ont répondu que les vaches sont mauves (ou bleues).

Cinquième constat : contrairement aux jeunes qui ont aujourd’hui 40 ans et plus (ce qui est heureusement ou malheureusement mon cas), ces jeunes n’ont jamais été confrontés à des institutions fortes, ni au travers de leurs parents qui étaient en général absents, fatigués ou un peu déboussolés, ni certainement au travers de la société politique ou des institutions belges. Ils grandissent au milieu de l’assassinat d’André Cools, de l’affaire Dutroux, des scandales financiers et des études européennes qui leur disent que, contrairement à leurs parents (du moins c’est la rumeur), ils ne sont pas les premiers de classe de l’Union Européenne.

Sixième constat : l’énorme majorité d’entre eux n’a pas connu le manque physique ; la plupart ont toujours eu un toit et une alimentation correcte.

Enfin, ce qui est peut-être le plus important, et que j’ai gardé pour la fin : ils ont très peu connu l’espoir, puisque depuis 10 à 20 ans, il y a eu très peu d’ouvertures sur le plan imaginaire (le mythe internet a perdu de son aura et la génétique fait plus souvent trembler que rêver). En tant que "quadragénaire", mes 9 ans ont vu le premier homme marcher sur la lune et Eddy Merckx remporter son premier tour de France. Jusqu’au premier choc pétrolier, il y avait de l’espoir à tous niveaux. 30 ans plus tard, ni les astronautes belges, ni Franck Vandenbroucke, ne sont susceptibles, je pense, de susciter les mêmes élans imaginaires.

En revanche, qu’ont-ils connu ?

Ils ont connu les jeux TV, les jeux vidéos, ça c’est une certitude. Grâce à cela, ils sont devenus des critiques artistiques très sévères en matière audiovisuelle, ce qui n’est pas sans importance pour la publicité. Au travers des clips, ils ont développé une exigence esthétique et musicale largement supérieure aux personnes des générations précédentes.

Ils ont connu un certain nombre de grèves et de difficultés dans l’enseignement. Ils ont baigné dans les crises du système de transmission de valeurs et de transmission de savoirs. En outre, ils ont vécu, bien entendu, tous les deuils que la société belge a connu ces dernières années. On pensait être un petit pays très préoccupé de conflits communautaires mais où il fait bon vivre. Nous avons appris que nous sommes un pays où la plupart des grands systèmes institutionnels ne fonctionnent pas très bien.

Ils ont également connu un certain nombre de choses nouvelles dont il est difficile de dire aujourd’hui comment elles vont évoluer et si elles les touchent véritablement : les mouvements pour une autre mondialisation, des personnages comme José Bové (qui est auprès des jeunes français le personnage qu’ils regrettent le plus de ne pas voir comme candidat à la présidence de la république) et de nouvelles pratiques comme le piercing ou le cannabis (qui se sont d’ailleurs développé sans "publicité" au sens strict du terme).

Donc, lorsqu’on parle des jeunes et de la publicité, apparaît une première hypothèse forte : leur rapport à l’imaginaire, aux médias, à la consommation et à l’argent est radicalement différent du nôtre.

Ils savent parfaitement qu’ils sont une "cible" (c’est le mot qu’on utilise en marketing), que les dés sont toujours pipés, qu’on en veut uniquement à leur pouvoir d’achat. C’est tellement évident pour eux, qu’à leur yeux, cette tromperie n’en est pas une, juste un fait dont il faut tenir compte. Il suffit de voir l’énergie qu’ils mettent (parfois de façon violente) à essayer d’obtenir ce que leur promet la publicité sans devoir passer aux caisses. Il suffit de regarder aussi l’énergie qu’ils consacrent à créer des valeurs et des biens "non-marchands" tout en sachant que ces biens et valeurs seront très rapidement réintégrés dans le circuit marchand.

C’est d’ailleurs cette dernière tendance qui a généré tant de "trend watchers" dans les agences de publicité et engendré chez certains annonceurs des recherches quasi "ethnographiques" sur "la tribu des jeunes" comme s’il était possible de "codifier leurs mœurs" et de deviner à l’avance ce qu’ils inventeront demain pour échapper à la logique marchande. Voilà pour les jeunes, venons-en à la publicité.

J’avais préparé un certain nombre d’exemples de publicités belges que je comptais vous montrer et commenter. Mais avant-hier, à la télévision, j’ai vu lors d’un écran publicitaire une publicité qui m’a énormément frappé : cela commence par une scène d’accouchement dans un hôpital, scène relativement agitée, difficile à décoder et à comprendre. Soudain, on voit un bébé sortir du corps de sa mère, s’envoler, faire un vol plané rapide et impressionnant, se transformer durant ce vol plané en vieillard et terminer son vol dans une tombe en fracassant la pierre tombale. Le message final était : "la vie est courte, jouez plus".

Je me suis dit qu’il était difficile de ne pas parler de cette publicité-là lors du présent colloque. En y réfléchissant davantage, je me suis rendu compte que cette publicité contenait au moins 7 recettes qui sont assez souvent utilisées dans ce qu’on appelle la publicité pour les jeunes. Je ne connais pas leur efficacité réelle mais vous constaterez que vous y avez été souvent confrontés.

Première caractéristique : il faut absolument avoir de l’impact et se différencier. Il faut absolument faire quelque chose qui n’a jamais été fait et qui frappe, qui est fort. Vraisemblablement, c’est dû au fait qu’aujourd’hui, on n’est plus dans le marketing de la demande (les consommateurs solvables ont trop de tout), on est dans le marketing de l’offre (il faut créer de nouveaux besoins).

Cette Xbox, personne ne l’a demandée, personne n’en a besoin, la Playstation marche excessivement bien, donc personne n’a besoin de la Xbox. Donc le premier rôle de la publicité n’est plus de montrer qu’il existe un produit qui répond à notre désir, le premier rôle de la publicité, c’est de susciter, de réveiller, de créer ce désir.

Deuxième caractéristique, que j’ai découverte en questionnant quelques jeunes : il y a une multitude de niveaux de lecture dans ce spot, on peut comprendre ce message d’un tas de façons différentes, on peut le décoder de beaucoup de façons. On peut par exemple se dire que ça se passe très vite parce il faut montrer les perfor mances qu’on aura sur la Xbox. On peut dire que jouer plus est une espèce de message hédoniste. On peut dire toutes sortes de choses, on peut même dire que c’est totalement absurde puisque justement, la vie n’est pas courte, contrairement à ce que le message dit, la vie devient de plus en plus longue…

Troisième caractéristique, l’objet lui-même n’a aucune importance. Microsoft ne fait que suivre celui qui est le leader mondial du marché, c’est à dire Sony. Si vous vous souvenez la pub Sony, c’est un texte du type : "j’ai vécu dans une multitude de mondes différents, j’ai vécu une multitude d’expériences différentes". Donc l’important n’est certainement pas le produit qu’on vend, ce ne sont certainement pas les qualités du produit qu’on vend. L’important, c’est l’expérience à laquelle ce produit donne accès. Rappelez-vous la Twingo, c’est à vous d’inventer la vie qui va avec. La Twingo est la possibilité de réaliser un certain nombre d’expériences, ce n’est pratiquement plus une voiture.

Ajoutons à ça un commentaire sur un trait spécifique à cette génération, ce que certains sociologues ont appelé la personnalité mosaïque. Les gens qui ont aujourd’hui 40 ans, ont, autour de vingt ans, consacré énormément d’énergie à découvrir qui ils étaient, "leur vrai moi". Certains, dont je suis, n’ont d’ailleurs pas terminé 20 ans plus tard. Le but était bien de découvrir "notre" vraie personnalité.

Lorsqu’on fait des enquêtes auprès des jeunes d’aujourd’hui, on se rend compte que cette question n’a plus de sens. Aujourd’hui, le désir de base est plutôt de collectionner les personnalités. "Quelles sont les personnalités que je peux ajouter à celles que j’ai déjà ?". Rappelez vous Sony. L’idée d’une personnalité unique, l’idée d’une authenticité, l’idée d’une écoute de soi a pris une connotation tout à fait différente, puisque là où on était ou bon musicien ou bon élève, on va chercher à être et bon musicien et bon élève, on va essayer d’ajouter. Au fond, pour les jeunes d’aujourd’hui, la richesse d’une vie, son intérêt, c’est de pouvoir se mouvoir dans un maximum d’expériences et d’univers différents sans jamais chercher à créer une cohérence globale.

Quatrième caractéristique de cette publicité (et cela renvoie à ce que je disais tout à l’heure sur la multitude des niveaux de lecture) : ce n’est pas le message explicite qui compte, ce qui compte, c’est le message codé. Vraisemblablement, n’étant pas joueur, je n’ai rien compris. Il y a sans doute une allusion à un jeu vidéo ou aux effets spéciaux d’un jeu vidéo ou à la vitesse du jeu ou encore une critique du jeu le plus vendu de Sony qui m’a totalement échappé et qui est le message clé de Microsoft.

Cinquième caractéristique : il faut que l’exécution soit parfaite. Et dans ce cas-ci, au niveau des effets spéciaux, au niveau musique, au niveau vitesse, on est tout à fait servi.

Sixième caractéristique : les jeunes sont seuls face à eux-mêmes. C’est-à-dire que la publicité, là où elle avait tendance, il y a dix ans, à représenter davantage le jeune en confrontation avec ses parents ou les institutions, va le montrer aujourd’hui seul face à lui-même. Les jeunes vivent chacun sur une île déserte, où il n’y a pas d’autre partie, ou il n’y a pas d’autres partenaires.

Les statistiques sur les maladies mentales montrent cette évolution : il y a trente ans, la maladie mentale statistiquement la plus fréquente était la névrose. Sans entrer dans les détails, la névrose est la maladie qui signale que vous avez peur face à une autorité, que vous n’êtes pas sûr d’être bien comme il faut face à une norme. Actuellement, la maladie mentale la plus fréquente est la psychose. La psychose représente du point de vue du développement psychique une étape préalable à la névrose. Elle tourne plutôt autour de l’enjeu "serais-je suffisamment intéressant pour continuer à intéresser les autres ?", "existe-t-il pour moi une possibilité de me valoriser ?" "est-ce que quelqu’un va s’intéresser à moi ?". La psychose se situe donc dans un cadre beaucoup plus fusionnel, là où la névrose se développait dans un contexte très normatif.

Et enfin, septième caractéristique : l’absence de psychologie. On reste à la surface des choses. L’affect, le sentiment n’a pas à être représenté dans la communication. L’agitation oui ! L’atmosphère oui ! L’expérience oui ! Le sentiment non !

Ma fille de 9 ans est en train de découvrir le Livre du zizi sexuel de Titeuf. Je trouve surprenant (et parfois un peu déstabilisant, voire inquiétant) la manière dont la figure du psychologue est présentée dans un des dessins du livre (le psychologue était quand même une des figures de proue pour la génération précédente, pour résoudre les problèmes, pour guérir les traumatismes de l’autorité parentale etc.). Le psychologue est ramené dans cette blague à un personnage tout à fait mécanique et sans aucune empathie. Dans "Titeuf va chez le psychologue", Titeuf décrit en effet de la façon suivante l’entretien qu’il a eu : "oui, c’était très agréable, le psychologue est un type très sympathique qui m’a écouté raconter ce que je voulais pendant une heure et qui, à la fin de chaque phrase, me disait : c’est très intéressant".

On se retrouve dans un monde où domine l’idée que le sentiment, la psychologie ne sont plus relevants pour aider, pour aller plus loin. Cela se traduit dans la communication par l’absence de sentiment. C’est la sensation (le flash) qui est la clé, pas le sentiment ou l’émotion.

Que peut-on tirer comme conclusion de cette confrontation rapide entre les jeunes et la publicité qui les vise ?

Premièrement, que la publicité orientée vers les jeunes devient de plus en plus complexe, de plus en plus sophistiquée. Sur base de mon expérience, c’est-à-dire du contact que j’ai avec mes clients et des recherches que nous réalisons à la Sofres, mon hypothèse est que cette sophistication est plus liée à une perte d’efficacité qu’à un gain d’efficacité. Pendant longtemps, on a craint le risque d’une manipulation ou d’un endoctrinement des jeunes par la publicité. On se rend compte aujourd’hui que la publicité ne transmet plus tellement de valeurs au sens strict, et que même à prix énorme et à sophistication énorme, elle est finalement d’une efficacité moindre qu’il y a une dizaine d’années.

On pourrait mettre cette évolution dans la colonne du positif. Se dire que les jeunes, parce qu’ils sont nés avec la publicité, ne sont pas dupes de la publicité, sont éduqués à la décoder et connaissent le système qui est derrière, qu’ils la considèrent de plus en plus souvent comme un spectacle et de moins en moins comme la proposition d’une offre marchande, c’est plutôt à mettre du côté positif.

Ce qui est beaucoup moins positif, c’est que le système marchand qui est à la base de la publicité offre de moins en moins de possibilités d’intégration aux jeunes non solvables puisque tout se joue au travers de la logique marchande.

L’importance des jeunes dans les représentations sociales a plutôt diminué. Pourquoi ? Parce qu’avant, le système marchand anticipait le pouvoir d’achat du jeune non solvable, le jeune était un "solvable en devenir". Il y a une dizaine d’années, par exemple, les banques tenaient un raisonnement du type : on va attirer les jeunes, parce que c’est quand on est jeune qu’on choisit sa banque un peu par hasard. Donc on va leur offrir des avantages, des services particuliers, des sacs à dos ou des CD, et ils resteront dans la banque. On considérait le jeune au moins comme un investissement "rentable". Aujourd’hui, on demande au jeune de montrer patte blanche et de prouver son intérêt économique ou d’être "couvert" par des adultes solvables.

On peut donc dire que le marché "des jeunes" est devenu un marché comme les autres, où les investissements publicitaires et l’intérêt pour les clients est lié "au return" direct qu’ils peuvent permettre à court terme. On ne juge plus fondamental d’avoir une "bonne image" auprès d’eux ou de les utiliser comme prescripteurs. On s’adresse à eux lorsqu’ils sont des acheteurs solvables. Point à la ligne.

Conséquence indirecte, les marques qui s’adressent aux jeunes sont de plus en plus souvent des marques qui ne s’adressent qu’à eux et qui, donc, comme la Playstation ou la Xbox, peuvent utiliser des codes de communication "spécifiquement" jeunes.

Résultat de toutes ces évolutions, les publicités destinées aux jeunes contiennent souvent un certain nombre de messages latents et de caractéristiques formelles communes : absence de valeurs morales, primauté absolue de la logique marchande, désintérêt pour ce que le jeune représente au futur, absence de sentiments et d’affects, sur-valorisation des sensations et des effets visuels ou sonores.

Au fond, la publicité sous-entend que pour exister, il faut être solvable et que seules les expériences que l’on achète à des "marques" valent la peine. En ce sens, elle relaie un discours peu original qui est le discours dominant de notre société. Son originalité est de compenser cette répétition permanente du même message latent par un surinvestissement dans les aspects formels et dans la recherche de nouveaux médias (création d’événements sur mesure, sponsoring de concerts,…).

Ce renforcement du discours sociétal par la publicité pour les jeunes pose un double problème : premièrement, un problème évident de valeurs : est-ce bien là la société dans laquelle nous voulons vivre ? Deuxièmement, et de façon beaucoup moins visible, un problème de transmission des valeurs et d’intégration.

A aucun moment, ni dans la publicité, ni ailleurs, notre société ne donne le "mode d’emploi" ou la "recette" de l’intégration à la société marchande. Quel est le jeune qui peut, par son travail (lorsqu’il en a un), obtenir un pouvoir d’achat capable de lui donner le niveau de vie qu’il avait en vivant chez ses parents ? Comment l’école peut-elle fonctionner de façon légitime aux yeux des jeunes si elle ne garantit pas que le savoir qu’elle transmet est la clé d’un travail qui lui-même est la clé du pouvoir d’achat et donc de l’intégration ? Or, comment pourrait-elle donner une telle garantie ?

La même tendance se retrouve dans les annonces de recrutement. Les offres d’emploi actuelles disent souvent clairement ce que l’entreprise attend du futur collaborateur en terme de qualités personnelles et de valeurs morales, mais n’indiquent presque jamais comment l’entreprise qui engage développe et promeut ces qualités et valeurs dans son fonctionnement.

Je ne sais pas si mon propos est tout à fait clair. Une psychologue (Lucie Bruers) m’a fourni une image qui résume très bien ce phénomène : "Notre société est comme une maison, les adultes sont au premier étage et disent en permanence aux jeunes : votre vie ne sera la vraie vie que le jour où vous serez au premier étage, avec nous". Jusquelà, pas de problème. Mais quand les jeunes demandent comment on accède au premier, les adultes répondent : "il n’y a plus d’escalier, on n’a pas le temps d’en reconstruire un, on est vraiment désolé". La publicité accentue encore ce phénomène puisqu’elle répète sans cesse ce discours dominant chez les adultes : "que la vie est belle quand on est solvable". Pas plus que les autres discours sociétaux, la publicité ne fournit la moindre indication sur la manière d’arriver au "premier étage".

Je ne sais pas si c’est le rôle de la publicité d’éduquer les jeunes ou de transmettre des valeurs. Ce que je constate, c’est que la publicité emboîte le pas aux autres grands systèmes de transmission de valeurs et concentre son discours sur ce qu’il est intéressant d’avoir, sur les expériences qu’il est intéressant de vivre mais considère que ce n’est pas sa tâche de montrer aux gens comment y arriver, ni quels sont les moyens légitimes d’y arriver.

Après tous ces constats peu encourageants (encore que l’on peut s’étonner que la délinquance juvénile ne soit pas encore plus développée dans un tel contexte), je voudrais quand même terminer en notant un effet secondaire positif de cette évolution.

A partir du moment où l’objet lui-même n’est plus au centre du discours publicitaire, à partir du moment où la publicité devient un pur jeu d’énonciation, le consommateur perd tellement le contrôle sur ce qui est dit qu’il suit une évolution paradoxale : il devient simultanément totalement impuissant et beaucoup plus exigeant. Impuissant car il ne peut plus évaluer la "véracité" de la pub- licité (est-ce vrai que la vie est trop courte et qu’il faut jouer plus ?) ; beaucoup plus exigeant, car, par compensation, il va condamner toute incohérence, même purement formelle, des énonciations publicitaires.

Les marques ont mis pour elles-mêmes la barre tellement haut au travers de la surenchère "formelle" de leur discours publicitaire, leur discours est tellement "invérifiable" que le moindre fait, la moindre rumeur qui donne le sentiment d’enfin lever le voile prend des proportions énormes : rappelez-vous Perier et les débris de verre, Coca-Cola et ses canettes, Nike et les enfants du Tiers-Monde.

Dans le même ordre d’idées, on constate que les jeunes, mais aussi les autres consommateurs, sont de plus en plus curieux et exigeants à propos de la manière dont les biens de consommation sont produits : puisqu’on ne peut plus se fier aux apparences (rappelez-vous la vache folle et la dioxine), puisqu’il est impossible de vérifier la véracité du discours publicitaire ou de contrôler la qualité des produits (devenus beaucoup trop complexes), le mode de production devient un enjeu clé. De là le développement de labels et d’appellations contrôlées comme le Bio par exemple.

Les jeunes, comme les autres consommateurs, évaluent donc de plus en plus les produits et les marques de façon indirecte, non plus à partir de la qualité des produits ou de leur publicité mais à partir d’une série d’éléments qui tournent autour des marques et de leur fonctionnement en tant qu’organisation : comment un aliment est-il produit ? Quelles sont les valeurs et le style de vie d’un chanteur ? Quel est le niveau de démocratie réelle au sein d’un parti politique ? Est-ce que ce produit alimentaire à été produit de façon bio ? Est-ce que ce produit vient d’un pays dont on peut accepter le régime politique ? Est-ce que ce produit a été produit dans des conditions qui sont socialement acceptables ? Quels sont les efforts de telle entreprise en matière d’environnement ? …

Nous sommes donc sans doute à la fois face à un problème majeur (comment une société qui ne propose pas à ses jeunes de véritables valeurs symboliques et des possibilités effectives de s’intégrer peut-elle survivre ?) et face à un changement de paradigme au niveau des relations entre la publicité, les entreprises et leurs cibles/clients.

J’espère avoir pu au moins montrer que, même si les choses ne sont ni simples ni faciles, la solution à ce problème et le sens de cette évolution ne sont pas fixés à l’avance. A nous d’agir en tant que citoyens-consommateurs pour que notre mode de vie repose sur des choix conformes à nos valeurs personnelles.

Où porter plainte ?

Renseignements sur le site du RéAJC www.reajc.be dans la rubrique Liens sous Organes officiels et sous Publicité et Médias.

Voir schéma (pdf 146k).