Actes du Colloque
 
   
Préface de Jean-Michel Hennart
Marthe-Marie Rochet
Yamina Ghoul
1. Les jeunes et l’argent
2. Les jeunes et la publicité
3. Les jeunes et la santé
4. Les jeunes et les besoins vitaux
5. Les droits des jeunes consommateurs
Les ateliers de réflexions
1. Atelier les jeunes et l’argent
2. Atelier les jeunes et la publicité
3. Atelier les jeunes et la santé
4. Atelier les jeunes et les besoins vitaux
5. Atelier les droits des jeunes consommateurs
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      1. Les jeunes et l’argent
    Nadine Fraselle
    Directrice de l’Observatoire du Crédit et de l’Endettement.

Le sujet est très complexe et il est assez difficile de l’aborder sans traiter de grandes questions qui touchent à la consommation, aux marques - on en parlera brièvement - et à la place de l’argent dans notre société.

En quoi consommation/argent/dépense sont-ils des leviers pour une évolution vers l’émancipation chez les jeunes ?

En sociologie, on conçoit d’emblée que la consommation est un phénomène social parce que consommer c’est échanger, c’est communiquer, c’est interagir en société. Ne plus consommer correspond à une mort sociale.
Sur le marché, des produits et des services offrent une réponse à des aspirations de reconnaissance et de liens sociaux.

C’est ce processus qui guide les pratiques commerciales, avec une acuité toute particulière chez les jeunes.

Consommer, c’est aussi essayer de faire aussi bien que le voisin. Quand nous consommons, nous respectons des normes sociales de consommation. Faire aussi bien que le voisin peut être positif parce que c’est un processus d’émulation qui fait en sorte que chaque membre d’une catégorie sociale particulière aspire à accéder à une autre catégorie sociale, à celle qui lui est juste supérieure. Il est vrai que ce processus peut déraper, conduire à l’exclusion, à un sentiment de honte, un sentiment de privation, au surendettement lorsque les normes sociales évoluent plus vite que les revenus. La consommation comme phénomène social, c’est aussi discuter la question des choix et de la liberté des choix. Les sociologues ont montré que finalement cette liberté de choix était très relative et que les conduites "résolutoires rationnelles" sont illusoires dans la société de consommation actuelle. Si l’on s’attache au poids des marques sur la construction de l’identité chez les jeunes, on voit que la théorie de la différenciation sociale est bien plus importante que la théorie des besoins.

Qu’en est-il de l’argent ? Dans un sens premier, l’argent n’a rien de démoniaque. L’argent, c’est le moteur de la vie d’une société moderne où tout est monétarisé. L’argent permet l’échange. Il permet le lien. L’argent, c’est la construction de l’autonomie, parce qu’acheter, c’est se différencier, acheter c’est décider de tout dépenser ou décider d’épargner. C’est pouvoir se tromper dans ses choix. C’est un facteur d’autonomie, en particulier chez les enfants et chez les jeunes.
C’est un moyen de vivre différentes réalités, c’est l’argent-tirelire, c’est l’argent-plaisir ou c’est l’argent- expansion. Et il est important de respecter cette liberté.

Un enfant doit pouvoir acheter ce qu’il veut avec son argent de poche. C’est une réalité difficile à admettre pour les parents qui, au contraire, véhiculent parfois certaines peurs. Peur de confier de l’argent sans avoir une maîtrise sur ce que l’enfant va en faire. Or l’argent de poche permet à l’enfant de se construire et de poser des choix personnels. Certaines conduites de parents sont discutables quand, par exemple, ils subordonnent l’octroi de l’argent de poche à une utilisation "rationnelle" selon leur vision de la vie. Ou pire, lorsqu’ils subordonnent l’octroi de cet argent de poche au fait d’obtenir de bons résultats scolaires.
Alors l’enfant qui obtient de mauvais résultats est doublement pénalisé. Il est pénalisé parce qu’il obtient de mauvais résultats scolaires et il est pénalisé une seconde fois parce qu’on le prive de son argent de poche et que, quelque part, c’est le priver de sa liberté et d’une chance de grandir et d’apprendre à être autonome dans notre société de consommation. Le droit à avoir, le droit à pouvoir dépenser est décisif pour se construire.
Dépenser c’est aussi se construire une image. Et sur le marché, les pratiques commerciales sont résolument orientées dans ce sens-là.
Comment ça se passe sur le marché ? Et comment cette logique commerciale participe-t-elle à la construction de l’identité ?

Voir schéma (pdf 140k).

La séduction culturelle s’opère en répondant aux aspirations de reconnaissance sociale tout en répondant aux aspirations de particularité.
Quand la publicité opère par la séduction culturelle, à la fois elle offre une possibilité de se construire une identité pour l’ensemble des consommateurs, pour l’ensemble des jeunes, mais en même temps, elle travaille sur les particularités, elle propose des modèles de conduite pour des minorités, parfois même des minorités qui sont discriminées.

Il s’agit de véhiculer des modèles qui rassemblent des jeunes acheteurs qui appartiennent à des univers différents.

C’est ce qui s’opère aujourd’hui avec les grandes marques. Nike par exemple développe ses publics cibles non seulement chez les riches qui portent Nike, mais aussi chez les pauvres, chez les noirs des milieux pauvres américains. Tant les pauvres que les riches sont amenés à porter Nike.
Les inégalités sont gommées.
Ainsi, quelles que soient les catégories de revenus, quelles que soient les catégories sociales d’appartenance, les grandes marques construisent l’identité.

Voir schéma (pdf 139k).

Les marques et la publicité envahissent les jeunes et les espaces de socialisation, la famille, le travail, les lieux de loisirs, les rues, l’école, et compensent d’une certaine façon les repères institutionnels.

Auparavant les modèles de conduite étaient donnés par l’armée, la justice, la police, les autorités publiques. De plus en plus, ces certitudes, ces références disparaissent et ce sont les marques qui prennent la place et qui compensent ces pertes de repères institutionnels. Ces grandes marques vont agir en véhiculant des valeurs qui, elles aussi bien entendu, évoluent.
On distingue dans ces valeurs, des valeurs que l’on qualifie de terminales. Les valeurs terminales sont universelles et changent peu : ce sont les buts à atteindre dans une société. C’est la sagesse, le bonheur, la fraternité, la paix, la sécurité, la liberté, l’égalité, la chance, les grandes valeurs existentielles. Mais ce qui change, ce sont les valeurs instrumentales. Chez le jeune, ce qui est très prégnant, c’est le risque, la vitalité, la volupté, le plaisir.

Ce contexte, que l’on pourra qualifier de capitalisme d’images, remplace le capitalisme d’objets. Ces images participent à la construction identitaire. Je pense que c’est véritablement à ce niveau-là qu’il va falloir réfléchir pour tenter d’amener malgré tout les jeunes à une certaine autonomie. Sur le marché, les jeunes sont confrontés à l’obsolescence des produits. Ils disent d’ailleurs eux-mêmes qu’ils doivent constamment remplacer leurs produits : "on ne suit pas !".

Dans ce contexte de capitalisme d’images, on se trouve confronté à une forte dissociation entre les fins et les moyens. Cela signifie que l’argent peut tout autant conduire à l’autonomie et à l’émancipation qu’à la dépendance, à l’égoïsme et à l’exclusion.

Comment alors faire en sorte que les jeunes confrontés au problème de l’argent évoluent plutôt vers l’émancipation et l’autonomie ? Il faut prendre en compte la question des inégalités sociales, et je voudrais faire référence à une étude qui a été menée par l’Observatoire du Crédit et de l’Endettement en automne 2001. C’est une étude que nous avons conduite avec des partenaires néerlandophones. Nous avons mené des entretiens qualitatifs auprès de 60 groupes de jeunes.

Les jeunes montrent qu’ils ont conscience de la valeur de l’argent. Ils savent ce qu’est l’argent. D’ailleurs ils disent "nous avons besoin d’argent pour remplacer nos GSM, nos PC… et ces produits sont très chers". Ils ont conscience du prix. Par contre, ils méconnaissent le coût général de la vie, ils méconnaissent le budget familial, ils méconnaissent les produits financiers et les banques et d’ailleurs ils s’y intéressent assez peu.
Ils surévaluent très fort les salaires par rapport à la réalité.

Quand les jeunes se trouvent dans une situation d’indépendance financière par rapport aux parents et qu’ils ont des revenus, des revenus professionnels ou des revenus de remplacement, ils se trouvent confrontés de façon très abrupte à ces revenus et à cette indépendance vis-à-vis des parents. Or ils doivent être autonomes et de plus en plus ils devront être autonomes. Le consommateur d’aujourd’hui est en conquête d’autonomie. C’est un consommateur qui décide pour lui-même, qui gère ses comptes en banque par lui-même - d’ailleurs on l’appelle à le faire- qui choisit ses produits bancaires, qui compare de plus en plus et le jeune est confronté à cet appel à l’autonomie sans y être tout à fait bien préparé.

On voit, toujours dans la même enquête réalisée par l’Observatoire, que les problèmes qui se posent sont résolument liés aux inégalités sociales. Un jeune aura plus fréquemment un découvert sur son compte bancaire, lorsqu’il y a un seul revenu dans la famille. Lorsqu’il y a deux revenus dans la famille, le découvert sur le compte bancaire est moins fréquent.

Les jeunes qui sont isolés et qui n’ont pas la possibilité d’avoir des liens sociaux sont confrontés de façon préférentielle aux difficultés financières. Les jeunes qui ont des difficultés scolaires aussi.

Les pistes d’action qui ont été mises en évidence au terme de cette étude - et je terminerai peutêtre par ça - sont diverses.
Tout d’abord il serait heureux que les familles appréhendent l’argent avec moins de peurs et en faisant de l’argent quelque chose de dynamisant plutôt qu’un tabou. Par ailleurs, dans la même étude, nous avons vu que les besoins émotionnels guident les achats, ce qui n’est pas étonnant puisque ce sont les grandes marques qui construisent l’identité et qui travaillent sur l’émotion.

Les besoins émotionnels guident les achats chez les jeunes et il y a différents profils de personnalité en ce qui les concerne. Certains sont plutôt hédonistes, se consacrent essentiellement aux loisirs ; d’autres jeunes sont des shoppers, des expansifs, ce sont ceux qui parfois songent à acheter une voiture mais qui ont oublié qu’il fallait un permis. D’autres sont poussins, sont très dépendants : ils sont dépendants des parents, des banquiers aussi… Ces profils doivent être pris en compte pour l’éducation chez les jeunes, avec des pédagogies actives.

Nous avons isolé également des moments critiques, des moments à risques. Par exemple, le premier salaire est résolument un moment à risque : les jeunes sont confrontés de façon brusque et non préparée à un premier salaire et là peut-être qu’il y a des possibilités de développer une pédagogie active. L’achat d’une mobylette, l’achat d’une voiture, voire l’achat d’une maison sont d’autres moments qu’il faut considérer.
Par ailleurs, sur le plan juridique, une recommandation concerne la relation avec le monde bancaire. Cette relation devrait être authentique et engageante pour les jeunes. Pourquoi, à l’heure actuelle, un jeune de 16 ans doit-il avoir l’autorisation parentale pour ouvrir un compte en banque ?

Le jeune se retranche -et le banquier aussi- sur l’intervention du parent qui vient quelque part interférer dans la relation entre le banquier et le jeune.

Nous avons clairement demandé que le Ministre examine la question d’autoriser les jeunes à ouvrir un compte bancaire à partir de 16 ans sans autorisation parentale.

Nous avons également émis des critiques par rapport à l’utilisation du parent caution. Il y a véritablement des abus et là aussi c’est un facteur de déresponsabilisation pour le jeune et pour la banque, puisque la banque s’affranchit de sa responsabilité à l’égard du jeune en utilisant le parent comme caution.

Voilà quelques pistes pour la réflexion et pour le débat.

Je vous remercie pour votre attention.

Au 31 décembre 2001, 25,1 % des bénéficiaires du minimex en région wallonne étaient des jeunes de moins de 25 ans (19,3 % en Région bruxelloise et 19,2 % en Région flamande). Pour la Belgique, cela représente 15 873 jeunes (8691 en Wallonie, 4679 en Flandre et 2503 à Bruxelles). Si l’évolution est à la baisse, les chiffres restent éloquents et indiquent combien l’exclusion sociale touche les plus jeunes.

En ce qui concerne les défauts de paiement en matière de crédit, 21 141 jeunes âgés de 18 à 24 ans étaient enregistrés fin 2001 dans la Centrale des Crédits aux Particuliers de la Banque Nationale de Belgique.

Sources : Observatoire du Crédit et de l’Endettement